Du 12 au 14 septembre 2023, nous avons été pour la 3e fois en résidence à l'EHPAD de Villefranche sur Mer, une aventure hors normes, car durant trois jours nous partageons le quotidien des résidents... Je suis cachée derrière mon nez rouge et accompagnée à l'accordéon et au piano par Jérémy Bourges, complice musicien de longue date.
Nous passons en chambre pour des moments individuels, avec celles et ceux qui ne sortent plus beaucoup, n'échangent plus beaucoup. Et nous proposons aussi des moments collectifs dans les parties communes ou même en extérieur comme en ce mois de septembre durant lequel le soleil nous accompagne.
C'est difficile de raconter. Parce qu'il y a énormément de sensations et d'émotions qui nous traversent tous. Les résidents sont (pour la plupart) heureux, "émoustillés" par notre visite, par l'attention qu'on leur porte, par le petit grain de folie qui se glisse dans leur quotidien.
Moi je suis souvent bouleversée mais mon clown me protège et m'aide à avancer de chambre en chambre et chaque sourire récolté, chaque larme versée est un carburant précieux pour traverser ces journées.
Chaque matin, en sortant de l'ascenseur, quand les portes s'ouvrent je pense "je ne vais pas y arriver"... mais la vie est là, la joie aussi. Les regards ne tardent jamais a s'allumer quand Jéremy commence à jouer sur son accordéon et il n'est pas rare que les résidents, même les plus silencieux, les plus "perdus" en eux même, chantent avec moi des chansons entières ou des bribes de paroles qui leur reviennent, les traversent comme les fragments d'une mémoire éparpillée.
Piaf reste la super star de ces concerts intimistes, avec Brel, ils nous ouvrent les portes et les coeurs...
Nous sommes accompagnés par Marion et Lucas, les deux animateurs. Ils connaissent les résidents sur le bout des doigts et je reste à chaque séjour admirative de leur douceur, de leur patience et de leur savoir faire. Ils entrent avant nous pour nous annoncer. Tous les résidents reconnaissent le son de leur voix et s'allument quand ils les sentent auprès d'eux. Ils sont nos précieux ambassadeurs, ceux qui maitrisent le terrain et les codes.
Car nous ne sommes que de passage et essayons de ne pas déranger le travail des soignants, du personnel et de tout ce petit monde qui fourmille dans l'Ehpad, dans les bureaux, les cuisines, à l'intendance....
On chante, on danse avec eux. On prend le temps de parler, de se raconter des bêtises.
On regarde les photos au mur, on est curieux de leurs vies, de leurs petites et grandes histoires.
au fur et a mesure de nos séjours, on a gagné en détente, en écoute.
Jéremy et moi nous entendons vraiment bien, connectés sur l’essentiel : la rencontre. Nous gérons mieux les moments de tristesse et de vide, la peur de vieillir, de mourir qui se lit et se dit parfois avec des mots simples.
Certains expriment l’envie d’en finir, ils disent "avoir fait le tour", comme cette ancienne prof de gym de 93 ans, grande femme chevaline et dynamique qui me glisse à l’oreille, en me parlant de tous ceux et celles qui sont plus grabataires, « quand je les vois, je me dis mais c’est pas possible, c’est pas possible, je ne veux pas devenir comme ça, j’ai vécu, c’est bien, j’ai ma tête, j’ai mes jambes, mais je voudrais partir maintenant, pendant que je suis bien, pendant que je suis encore quelqu’un… »
Alors, même quand la gorge se noue au milieu d’une chanson, on se regarde et on continue...
Il y a Edith (résidente du 4e étage) qui nous attend à chaque cession et passe sa tête ce premier matin de septembre dans la salle d'animation où nous sommes en train de mettre nos costumes et de nous préparer.
Nous n'étions pas certains qu'elle ait compris que nous étions de nouveau là pour 3 jours.
Edith ne parle pas beaucoup mais elle chante toutes les chansons avec moi car elle connait toutes les paroles par coeur.
Il y a Yvette que notre présence illumine. Elle veut danser et guette les moments où elle peut poser sa canne et m’entrainer dans un paso-doble ou un tango à petits pas.
Je suis préoccupée par son équilibre quand je la fais danser et je la dépose toujours comme une fleur fragile sur son siège après nos corps à corps.
Il y a Teresa, l'italienne au mauvais caractère qui nous parle dans une langue que je ne parviens pas souvent à déchiffrer et qui me lance des regards noirs mais semble apprécier notre présence car elle nous suit à travers les couloirs.
Il y a Mary Jane, l'anglaise dont la petite fille fait du rock.
Il y a monsieur Chrétien, qui est ventriloque et nous demande de lui signer des autographes;
Il y a une dame qui fait de fragiles vocalises avec nous, mais qui est submergée par ses émotions et nous demande d’arrêter. Parce que ça fait "trop de bruit", trop de bruit dans sa tête et dans son cœur aussi.
Il y a la chambre où une forte odeur d'excrément envahit l’espace car une des deux résidentes a fait ses besoins à côté des toilettes et où nous chantons avec bonheur « la vie en rose » dans un grand fou rire qui contamine tout le monde.
Il y a La dame de service qui vient nettoyer et chante avec nous du Dalida en balançant de grandes giclées d’eau de Cologne pour camoufler l'odeur.
Il y a la dame qui pleure en écoutant du Satie à l’accordéon et qui nous dit que nous sommes merveilleux.
Il y a un monsieur avec son tatouage du Ché et ses charentaises à l'effigie des tontons flingueurs qui chante "Hasta siempre" le poing levé.
Il y a celle qui voudrait nous donner une pièce mais qui n'a rien.
Il y a le monsieur qui aimait tant danser et qui bouge en rythme, entamant une chorégraphie marche avant - marche arrière sur son fauteuil roulant.
Il y a ceux qui sont d’emblée d’accord, qui nous attendaient et ceux qui ne veulent pas.
Il y a ceux qui ne s'expriment plus avec la parole mais dont les yeux suivent les mouvements, et dont le visage exprime les émotions qui les traversent.
il y a toutes celles et ceux dont on oublie les prénoms mais dont les visages restent, se superposent, et s'effacent.
Parfois, ça se met à taper dans les mains, à bouger un pied en rythme.
C’est imprévisible, ça prend le temps que ça prend.
Parfois c’est après 15 minutes durant lesquelles visiblement il ne se passe rien, que nous récoltons un sourire et parfois un « merci, ça fait du bien, ça permet d’oublier le temps »
Et parfois les résidents nous suivent à travers les couloirs et nous terminons la journée accompagnés d'une bande. Nous cheminons ensemble à travers les couloirs en une étrange procession qui va son rythme.
Avant de venir pour la première fois je pensais proposer des choses assez conceptuelles, entre danse et chant, des performances artistiques, je voulais me rassurer sur le fait que j'allais faire un "spectacle", et non pas une "animation". Et finalement ce qui se joue est est bien plus beau qu'un spectacle, plus fort et profond.
On se laisse faire par ce qui nous vient, parce qu'ils veulent, on passe d'un chant régionaliste à un rap improvisé, d'une danse conceptuelle à la chenille....Nous sommes "au présent", avec eux...
Pour la dernière après- midi de ce beau mois de septembre, germe l'idée ,un peu folle, d'organiser un gouter musical en extérieur. Lucas et Marion sont tellement motivés qu’on arrive à descendre en début d’après midi une 40ène de résidents, à sortir lentement tout ce petit monde pour un bal improvisé avec gâteaux et jus de fruits.
J’essaie de danser avec tout le monde, d’embrasser l’ensemble des visages, de les voir pour de vrai, chacun, les uns après les autres dans leur particularité, j’essaie de poser les yeux sur chacun, de capter leur attention, leur sourire, leur beauté.
Nous sommes émus de lever le camp, comme à chaque fois, même un peu plus à chaque fois...
Et Jérémy me dit, sur le quai de la -gare qui nous ramène chez nous, "la prochaine fois que nous viendrons, certains ne seront plus là "...
septembre 2023
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